Si elles viennent de tous les milieux sociaux, les jeunes victimes de proxénétisme ont souvent comme point commun un traumatisme ou un passage dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance. Magistrate, policière, chercheuse et association mettent des mots sur ce «cercle vicieux».
Par Guénaèle Calant, le 14 janvier 2022
Les chiffres sont vertigineux. Selon l’association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE), entre 10 000 et 15 000 mineurs — dont une écrasante majorité de filles — se livreraient à la prostitution dans toute la France. Une estimation qui, il y a seulement six ans, oscillait entre 7000 et 10 000.
S’il n’y a pas de profil type, on retrouve des traits communs chez ces adolescentes qui — sur le registre « je fais ce que je veux de mon corps » — n’ont pas toujours conscience d’être des victimes. « Nombre d’entre elles sont hébergées dans des foyers de l’Aide sociale à l’enfance », souligne Alma Laplace, substitute du procureur au tribunal judiciaire de Meaux (Seine-et-Marne), juridiction pour laquelle la lutte contre la prostitution de mineures est la priorité et qui a condamné 78 proxénètes depuis mars 2020.
Les souteneurs mettent en effet plus facilement sous emprise des enfants au parcours de vie chaotique. « Ces filles ont souvent déjà subi un traumatisme, comme un viol. Elles se prostituent soit pour se réapproprier leur corps, soit parce qu’il n’a plus de valeur à leurs yeux », poursuit la magistrate. Analyse partagée par Margaux Millet, du pôle juridique de l’ACPE, qui qualifie les abords des foyers de l’Aide sociale à l’enfance de « lieux de recrutement » pour les prédateurs, souvent des délinquants de cité : « Ces victimes viennent de tous les milieux sociaux. Elles ont été placées dans des foyers parce qu’elles adoptent des conduites à risques, comme les fugues ou l’automutilation, après avoir subi des violences sexuelles, du harcèlement à l’école ou sur les réseaux sociaux. »
Paradoxalement, « ce sont des jeunes à la recherche de sécurité »
Parfois, ces jeunes filles vulnérables tombent amoureuses d’hommes malintentionnés rencontrés sur les réseaux sociaux. Celles qui acceptent les passes pour « aider » financièrement leur petit copain sont légion. D’autres prennent modèle sur une copine qui se prostitue déjà pour de l’argent « facile ». Face aux enquêteurs, elles se montrent souvent ambivalentes. « Certaines sont dans le déni de leur soumission. Elles sont tombées dans un cercle vicieux où il y a une forme de désacralisation du corps et de la sexualité », estime cette enquêtrice de la sûreté urbaine du commissariat d’agglomération de Noisiel (Seine-et-Marne). Et la policière d’évoquer un « phénomène exponentiel » avec des victimes de plus en plus jeunes, passant parfois d’un réseau à l’autre.
Chercheuse au CNRS, Bénédicte Lavaud-Legendre, qui travaille sur le sujet depuis deux ans, souligne le décalage entre le discours et la réalité : « Ces filles se présentent comme des escort et parlent de contrat passé avec les proxénètes. Le choix des mots a une importance sur la perception du réel. Elles se disent libres. Libres de choisir les prestations, les tarifs, les clients. C’est du moins ce que leur font croire leurs proxénètes, vus comme des protecteurs. Car ce sont aussi des jeunes à la recherche de sécurité et d’un lien d’attachement. » La chercheuse évoque des victimes parfois sous l’emprise de stupéfiants et d’alcools forts, pour supporter l’enchaînement des clients.
Les passes sont organisées dans des hôtels ou des appartements, loués sur une plate-forme en ligne. Depuis la loi de 2016, qui a mis fin au délit de racolage et considère désormais les clients comme des délinquants, ces derniers — recrutés sur Internet — préfèrent avoir rendez-vous dans des chambres situées loin de chez eux, dans des villes facilement accessibles par la route et dans un département de grande couronne, estimé moins dangereux. Une délinquance mobile, à l’abri des regards… et donc plus difficile à repérer. D’où des estimations chiffrées très larges.
Des associations pour épauler les victimes et leurs familles
Les mineurs tombés aux mains de proxénètes, ainsi que leurs familles, peuvent trouver de l’aide et des conseils auprès d’associations, qui se portent aussi partie civile dans des procès de proxénétisme. « Nous suivons actuellement 160 jeunes, dont quelques garçons, sur toute la France », confie Margaux Millet, qui travaille au pôle juridique de l’association ACPE.
Créée en 1986, cette association lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants, en France et à l’étranger, sous toutes ses formes. Elle mène des actions de sensibilisation, notamment dans les foyers, ainsi que des campagnes de communication. En 2019, des permanences AdoSexo ont été mises en place en Seine-et-Marne. Elle publie également des guides à destination des professionnels et a notamment créé le Michetomètre, outil pédagogique qui utilise des termes simples pour aborder la question avec les adolescents.
De son côté, l’association Équipes d’action contre le proxénétisme (EACP) – créée en 1956 pour lutter contre le trafic d’êtres humains et toutes les formes de proxénétisme – suit au quotidien des victimes, en leur trouvant un logement, un travail ou une formation et en les aidant dans leurs démarches administratives. « Actuellement, nous venons en aide, en Île-de-France, à une centaine de prostituées, dont une quinzaine de mineures », indique sa présidente, Elsa Carli. Des campagnes de prévention sont également menées dans les écoles.
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https://www.leparisien.fr/seine-et-marne-77/prostitution-de-mineurs-entre-10000-et-15000-victimes-en-france-le-chiffre-noir-14-01-2022-FKKC2KAKG5CYRMTIQ6PV7TDHHY.php
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